Violation du droit de préemption du franchiseur et indemnisation

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SIMON François-Luc

Avocat Associé-Gérant - Docteur en droit

Cass. com., 20 septembre 2016, n°15-10.963

La violation de la clause de préemption stipulée au profit du franchiseur peut justifier l’indemnisation des préjudices constitués, d’une part, de la perte de la chance de tirer profit des biens acquis et de se développer et, d’autre part, de la concurrence déloyale en résultant pour le franchiseur.

Ce qu’il faut retenir : La violation de la clause de préemption stipulée au profit du franchiseur peut justifier l’indemnisation des préjudices constitués, d’une part, de la perte de la chance de tirer profit des biens acquis et de se développer et, d’autre part, de la concurrence déloyale en résultant pour le franchiseur.

Pour approfondir : Les questions relatives à la clause de préemption alimentent inlassablement les chroniques juridiques consacrées au domaine de la franchise ; la décision commentée constitue l’épilogue judiciaire d’une affaire au parcours sinueux, dont on rappellera ici les étapes essentielles, pour mieux comprendre la portée de la position récemment adoptée par la Cour de cassation. Cette décision rejette le pourvoi formé contre l’arrêt de la Cour d’appel de Paris condamnant l’auteur de la violation de la clause de préemption et le cessionnaire in solidum au paiement d’une somme de 5,1 M€.

En effet, selon l’arrêt objet du pourvoi (Paris, 22 octobre 2014, n°14/01115), rendu sur renvoi après cassation (Cass. com., 7 janvier 2014, pourvois n° D 12-17. 416, Z 12-18. 079 et C 12-18. 266), les sociétés du Groupe A, qui avaient pour filiales les sociétés du Groupe B et pour associés MM. Y…, Z… et A… et Mme B… (les associés cédants), étaient liées par un contrat de franchise stipulant, en cas de cession à un tiers des titres représentant le capital desdites sociétés, un droit de préemption au bénéfice du franchiseur ; soutenant que ces titres avaient été cédés le 28 mai 2001 à la société T, en violation du droit de préemption qu’elle avait exercé le 28 décembre 2000, le franchiseur avait assigné les associés cédants et les sociétés du Groupe B pour faire constater la fraude et obtenir l’attribution à son profit des titres et actifs des sociétés cédées ; un premier arrêt du 14 mai 2003 avait constaté la validité et le caractère définitif de la préemption sans se prononcer sur la validité de la cession, les cessionnaires n’étant pas dans la cause. Le franchiseur avait alors engagé une nouvelle procédure, en y associant cette fois-ci les cessionnaires et, par un arrêt devenu irrévocable rendu le 15 novembre 2006, les juges du fond avaient retenu que :

  • le précédent arrêt était devenu définitif et opposable à toutes les parties, notamment aux cessionnaires,
  • la disparition des sociétés cédées, à la suite d’une opération de fusion-absorption réalisée par la société T, rendait impossible la substitution de la société Franchiseur dans les droits de l’acquéreur et impliquait de faire application des dispositions de l’article 1142 du code civil,
  • l’indemnité due à la société Franchiseur en compensation du préjudice résultant de la violation de la clause de préemption lui serait versée, in solidum, par la société T et les associés cédants et qu’il y avait lieu d’ordonner une expertise sur le montant des dommages-intérêts à allouer en réparation des préjudices résultant de la violation du contrat de franchise et des actes de concurrence déloyale exercés au détriment de la société Franchiseur.

L’expert judiciaire désigné ayant déposé son rapport, la société Franchiseur reprenait ses demandes indemnitaires ; les juges du fond décidaient de condamner les auteurs de la violation de la clause de préemption ainsi que le cessionnaire au paiement d’une somme de 5,1 M€. Le cédant et les cessionnaires faisaient alors grief à l’arrêt critiqué de les avoir condamnés in solidum à payer cette somme à titre de dommages-intérêts au profit de la société Franchiseur.

Autrement dit, au cas particulier :

  • la clause de préemption avait été jugée valable et opposable,
  • la violation de cette clause ne prêtait plus à discussion,
  • de sorte que seule subsistait la question du montant de l’indemnisation consécutif à la violation de la clause de préemption.

En premier lieu, la clause de préemption avait été jugée valable et opposable. Cette précision est loin d’être neutre lorsque l’on sait que :

(a) la validité de la clause de préemption peut être remise en cause, par exemple au regard des dispositions du droit de la concurrence, en particulier lorsque le dispositif contractuel mis en place a pour effet de restreindre artificiellement le jeu de la concurrence sur le marché pertinent (CA Metz, 27 janvier 2015, n°2015/00041 et n°2015/00042 et notre commentaire ; Cass. com., 4 novembre 2014, n°12-25.419 et notre commentaire ; v. aussi, M. Malaurie-Vignal, Le droit de préemption au profit d’une coopérative de distribution, sous Aut. conc., déc. n° 13-D-19, 29 octobre 2013, CCC, n°1, janvier 2014, comm. 6 : soulignant notamment l’approche in concreto de l’autorité de la concurrence).

(b) la clause de préemption, quoique valable, peut être écartée notamment :

  • lorsque le créancier de l’obligation y a renoncé (v. pour une application récente, CA Bordeaux, 10 octobre 2016, n°14/00009) ;
  • lorsque l’offre du tiers a été réceptionnée par le franchisé (ou son dirigeant) débiteur de l’obligation postérieurement à l’expiration du délai de préemption (voir notamment sur ce point : CA Paris, 16 mars 2016, n°13/22662, Juris-Data n°2016-004961 et notre commentaire ; TC Paris, 6 novembre 2013, n°2012/025207 et notre commentaire (et, en cause d’appel, CA Paris 16 mars 2016, n°13/22662) ; CA Nancy, 6 juin 2005, Juris-Data n°2005-294123), situations qui suscitent souvent une difficulté de preuve pour le franchiseur, créancier de l’obligation, qui supporte le fardeau probatoire (Cass. com., 14 février 2006, Juris-Data n°032237), mais peut en présence de certains indices justifier d’un motif légitime au sens de l’article 145 du code de procédure civile lui permettant d’obtenir une mesure in futurum (v., sur l’ensemble de la question, et notamment la question de la violation d’un pacte de préférence, F.-L. Simon, L’application de l’article 145 du CPC au droit de la distribution et de la franchise (Etude d’ensemble)) ; voir également, Mesures d’instruction à l’encontre du franchisé s’approvisionnant hors centrale).
  • lorsque l’offre du tiers ne porte pas exactement sur le même objet que celui prévu par la clause de préemption, qui s’interprète restrictivement (à propos d’une augmentation de capital réservée réalisée en présence d’une clause de préemption prévue par un pacte d’associés : CA Paris, 24 novembre 2015, n°14-15.626 et notre commentaire ; à propos d’une vente d’immeuble réalisée en présence d’une clause de préemption portant sur un seul lot : Cass. civ. 3ème, 9 avril 2014, n°13-13.949 et notre commentaire) ou concerne un autre objet (Cass. com., 29 avril 1997, Juris-Data n°1997-001978 : retenant que lorsque le droit de préemption porte sur la cession du fonds de commerce du franchisé, il ne s’étend pas à l’hypothèse de la cession des parts sociales de la société franchisée).

En deuxième lieu, la violation de cette clause ne prêtait pas à discussion. Cette précision est loin d’être neutre lorsque l’on sait que la clause de préemption n’est pas violée dès lors que le franchiseur, créancier de l’obligation, a disposé de l’ensemble des informations utiles à l’exercice de son droit de préemption (voir notamment sur ce point : CA Paris, 4 septembre 2013, n°2011/10646  et notre commentaire) ou, ce qui revient au même en pratique, dès lors que le franchisé a transmis au franchiseur les informations énoncées par le contrat de franchise (voir notamment sur ce point : CA Versailles, 14 février 2012, n°2010/08678  et notre commentaire).

En dernier lieu, demeurait la question de l’indemnisation. L’arrêt objet du pourvoi (Paris, 22 octobre 2014, n°14/01115) avait retenu que la non-réalisation de la vente avait causé une perte de chance à la société Franchiseur de tirer profit de ces biens et de développer son réseau. La Cour d’appel avait ainsi retenu que le marché correspondant à l’activité sous franchise était dynamique et que la perte de chance devait être appréciée en tenant compte des gains théoriques possibles, des résultats de gestion ayant acquis les parts et de la gestion qu’aurait pu envisager le franchiseur, eu égard au mode d’exploitation qui aurait pu être retenu (franchise ou intégration), en tenant compte également des effets de la concurrence sur le secteur et de l’installation à proximité de grandes surfaces ayant un impact sur le chiffre d’affaires. L’arrêt objet du pourvoi avait fixé à 5,0 M€ le montant de ce préjudice ; le franchiseur avait indiqué avoir subi en outre un préjudice résultant de la perte de représentation de l’enseigne, de l’image et de la  dévalorisation de la marque ; les juges du fond avaient alors considéré qu’un tel préjudice pouvait être indemnisé et que l’acquisition des parts sociales par la société avait effectivement privé le franchiseur de toute présence de sa marque sur les secteurs géographiques concernés ; au cas d’espèce, ce préjudice a été évalué à 0,1 M€.

En l’état de ces appréciations, la Cour de cassation retient que l’arrêt objet du pourvoi a pu retenir que la société Franchiseur était fondée à invoquer un préjudice né de la perte de la chance de tirer profit des biens acquis et de se développer. De plus, la Cour de cassation retient que c’est souverainement que l’arrêt objet du pourvoi a apprécié le montant du préjudice subi par la société Franchiseur au titre de la perte de la chance de se développer, laquelle nécessitait la prise en compte des effets ultérieurs de la faute retenue.

La société venant aux droits du franchiseur sollicitait par ailleurs l’indemnisation d’un préjudice résultant de la perte de représentation de l’enseigne, de l’image, et de la dévalorisation de la marque. L’arrêt retient que l’acquisition des parts sociales par le cessionnaire l’a privée de toute présence de la marque sur les secteurs géographiques concernés et relève que la société cessionnaire admet elle-même avoir eu un intérêt stratégique à l’acquisition du magasin exploité qui lui permettait d’acquérir une position très favorable dans ce secteur, ainsi qu’à celle de biens immobiliers. En l’état de ces appréciations, la Cour de cassation retient que la cour d’appel a pu retenir que la société avait subi un préjudice propre de concurrence déloyale.

Il faut noter enfin que la cession opérée par le franchisé en fraude des droits du franchiseur constitue un motif de résiliation immédiate du contrat de franchise aux torts exclusifs du franchisé (CA Paris, 3 juill. 1998, Juris-Data n°022261 : en faveur de l’exclusion immédiate du réseau) ; cette résiliation fautive emporte un préjudice pour le franchiseur, distinct de celui que lui cause la violation de la clause de préemption (v. pour une application récente, CA Douai, 31 Mars 2016, n°14/04545).

A rapprocher : F.-L. Simon, Théorie et Pratique du droit de la Franchise, Ed. Joly, févr. 2009, spéc. §§. 446 et suivants

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