Réparation du préjudice causé à la victime indirecte d’une entente

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RICHARD Sandrine

Avocat associée

CJUE, 12 décembre 2019, aff. C-435/18, Otis GmbH et a. c/ Land Oberösterreich

La CJUE retient que tant la garantie de la pleine efficacité et de l’effet utile de l’article 101 TFUE que la protection efficace contre les conséquences préjudiciables d’une violation du droit de la concurrence seraient gravement compromises si la possibilité de demander réparation du préjudice causé par une entente était limitée aux fournisseurs et aux acheteurs du marché concerné par l’entente.

En conséquence, la jurisprudence de la CJUE considère que l’article 101 TFUE doit être interprété en ce sens qu’un prêteur ayant accordé des prêts incitatifs aux acheteurs de produits, objets d’une entente, peut réclamer réparation du préjudice que cette entente lui a indirectement mais nécessairement causé.

***

Le requérant, un prêteur étatique (Land Oberösterreich), avait initié une action en réparation à l’encontre de plusieurs sociétés intervenant sur le marché de l’installation et de l’entretien d’ascenseurs et d’escaliers roulants, dont la participation à des comportements anticoncurrentiels caractéristiques d’une entente avait été établie.

Ce requérant étatique, qui n’avait pas subi de dommage en tant qu’acheteur des produits concernés par l’entente (ascenseurs, escaliers roulants, etc.), faisait néanmoins valoir que l’entente lui avait causé un véritable préjudice, compte tenu de l’augmentation des coûts de construction l’ayant conduit à accorder des subventions d’un montant plus élevé qu’il ne l’aurait été en l’absence d’entente. 

Les instances nationales autrichiennes saisies de la question divergeaient sur le point de savoir si le droit national donnait effectivement la possibilité d’accorder des dommages et intérêts aux victimes indirectes ; il est vrai que la limitation prévue par le droit autrichien semblait avoir pour effet d’exclure la réparation du préjudice allégué par le requérant, faute pour lui d’avoir la qualité de fournisseur ou d’acheteur.

C’est dans ces conditions que la Cour suprême autrichienne avait décidé de surseoir à statuer et de poser à la CJUE la question préjudicielle rédigée comme suit (Arrêt commenté, §. 19) :

« Faut-il interpréter les articles 85 du traité CEE, 81 CE et 101 TFUE en ce sens que, pour préserver la pleine effectivité de ces dispositions et l’effectivité pratique de l’interdiction qui en découle, les membres de l’entente doivent pouvoir aussi faire l’objet d’une action en responsabilité introduite par des personnes n’opérant pas comme fournisseur ni comme acheteur sur le marché matériellement et géographiquement pertinent concerné par une entente, mais qui accordent des subventions dans un cadre légal sous la forme de prêts bonifiés à des acheteurs de produits offerts sur le marché concerné par l’entente et dont le préjudice consiste en ce que la somme prêtée a été plus élevée, à concurrence d’un pourcentage des coûts du produit, que celle qu’elle aurait été en l’absence d’accord collusoire, dès lors qu’elles n’ont pas pu placer ces montants avec bénéfice ? »

La CJUE considère que l’article 101 TFUE doit être interprété en ce sens que les personnes n’opérant pas comme fournisseur ou comme acheteur sur le marché concerné par une entente, mais qui ont accordé des subventions, sous la forme de prêts incitatifs, à des acheteurs de produits offerts sur ce marché, peuvent demander la condamnation des entreprises ayant participé à cette entente à la réparation du préjudice qu’elles ont subi du fait que, le montant de ces subventions ayant été plus élevé qu’il ne l’aurait été en l’absence de ladite entente, ces personnes n’ont pas pu utiliser ce différentiel à d’autres fins plus lucratives [Arrêt commenté, Point 35].

Concrètement, il appartient donc à la juridiction de renvoi de déterminer si, en l’occurrence, le Land Oberösterreich a subi concrètement un tel préjudice, en vérifiant, notamment, si cette autorité disposait ou non de la possibilité d’effectuer des placements plus lucratifs, et, dans l’affirmative, si cette autorité apporte les preuves nécessaires de l’existence d’un lien de causalité entre ce préjudice et l’entente en cause.

Cette solution est pleinement justifiée selon nous ; la qualité de la motivation de cette décision éclaire sur son bien-fondé et augure de l’importance de la portée que l’avenir lui réserve désormais. En effet, il ressort de sa motivation que tout préjudice ayant un lien de causalité avec une infraction à l’article 101 TFUE doit être susceptible de donner lieu à réparation afin d’assurer l’application effective de l’article 101 TFUE et de préserver l’effet utile de cette disposition car, ainsi que le souligne l’arrêt commenté :

  • La pleine efficacité de l’article 101 TFUE et, en particulier, l’effet utile de l’interdiction énoncée à son paragraphe 1 seraient mis en cause si toute personne ne pouvait demander réparation du dommage que lui aurait causé un contrat ou un comportement susceptible de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence (arrêts du 20 septembre 2001, Courage et Crehan, C‑453/99, EU:C:2001:465, point 26, ainsi que du 14 mars 2019, Skanska Industrial Solutions e.a., C‑724/17, EU:C:2019:204, point 25 ainsi que jurisprudence citée). Ainsi, toute personne est en droit de demander réparation du préjudice subi lorsqu’il existe un lien de causalité entre ledit préjudice et une entente ou une pratique interdite par l’article 101 TFUE (arrêts du 13 juillet 2006, Manfredi e.a., C‑295/04 à C‑298/04, EU:C:2006:461, point 61, ainsi que du 14 mars 2019, Skanska Industrial Solutions e.a., C‑724/17, EU:C:2019:204, point 26 et jurisprudence citée). Le droit de toute personne de demander réparation d’un tel dommage renforce, en effet, le caractère opérationnel des règles de concurrence de l’Union et il est de nature à décourager les accords ou pratiques, souvent dissimulés, susceptibles de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence, en contribuant ainsi au maintien d’une concurrence effective dans l’Union européenne (arrêt du 5 juin 2014, Kone e.a., C‑557/12, EU:C:2014:1317, point 23 ainsi que jurisprudence citée) ; ce faisant, les règles nationales portant sur les modalités d’exercice du droit de demander réparation du préjudice résultant d’une entente ou d’une pratique interdite par l’article 101 TFUE ne doivent pas porter atteinte à l’application effective de cette disposition (voir, en ce sens, arrêt du 5 juin 2014, Kone e.a., C‑557/12, EU:C:2014:1317, point 26 ainsi que jurisprudence citée) [Arrêt commenté, Points 22 à 25] ;
  • Partant, le droit des États membres doit, en particulier, tenir compte de l’objectif poursuivi par l’article 101 TFUE, visant à garantir le maintien d’une concurrence effective et non faussée dans le marché intérieur et, ainsi, des prix fixés en fonction du jeu de la libre concurrence. C’est pour assurer cette effectivité du droit de l’Union que la Cour a jugé que les règles nationales doivent reconnaître à toute personne le droit de demander réparation du préjudice subi (voir, en ce sens, arrêt du 5 juin 2014, Kone e.a., C‑557/12, EU:C:2014:1317, point 32 ainsi que jurisprudence citée) [Arrêt commenté, Point 26] ;
  • Il importe encore de souligner que tant la garantie de la pleine efficacité et de l’effet utile de l’article 101 TFUE que la protection efficace contre les conséquences préjudiciables d’une violation du droit de la concurrence seraient gravement compromises si la possibilité de demander réparation du préjudice causé par une entente était limitée aux fournisseurs et aux acheteurs du marché concerné par l’entente. En effet, cela priverait d’emblée et de manière systématique des victimes potentielles de la possibilité de demander réparation [Arrêt commenté, Point 27].

A rapprocher : Arrêts du 20 septembre 2001, Courage et Crehan, C‑453/99, EU:C:2001:465, point 26, ainsi que du 14 mars 2019, Skanska Industrial Solutions e.a., C‑724/17, EU:C:2019:204, point 25.

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