Contrôle de la violation de l’ordre public international d’une sentence arbitrale et corruption

Han Bo

Juriste

HAN Bo

Juriste

CA Paris, 28 mai 2019, n°16/11182 N° Portalis 35L7-V-B7A-BY3JK

Par cet arrêt, la cour d’appel de Paris rappelle que la reconnaissance et l’exécution d’une sentence arbitrale ne doit pas méconnaitre l’objectif de lutte contre la corruption, constitutif de l’ordre public international, quand bien même le refus d’exequatur bénéficie à celui qui se prévaut de sa propre turpitude.

Pour mémoire : 

L’article 1525 du Code de procédure civile dispose qu’une ordonnance qui accorde l’exequatur d’une sentence arbitrale rendue à l’étranger est susceptible d’appel, pour les cinq motifs retenus à l’article 1520 du même texte. Parmi ces derniers figure la contrariété à l’ordre public international de la reconnaissance ou exécution de la sentence.

Ce motif de non-reconnaissance fait l’objet, de la part de la cour d’appel de Paris en matière de corruption, d’une évolution jurisprudentielle marquée depuis plusieurs années, réaffirmée par le présent arrêt. En effet, si la cour d’appel de Paris, s’alignant sur la Cour de cassation au début des années 2000, interdisait la révision au fond pour ce motif à l’exception de la fraude procédurale, opère désormais un contrôle plein, en droit et en fait, en ce qui concerne la corruption.

Une suite d’arrêts récents a démontré ce revirement. Dans l’arrêt Belokon du 16 mai 2017, la cour d’appel avait alors annulé une sentence après avoir effectué un examen fouillé des faits, et conclu à la présence d’indices graves, précis et concordants de corruption, conformément à la Convention des Nations Unies contre la corruption de Merida de 2003, violant de manière manifeste, effective et concrète l’ordre public international. Dans l’arrêt MK Group du 16 janvier 2018, elle a affirmé cette méthode en l’étendant à l’ensemble de l’ordre public international, effectuant un contrôle plein, même lorsque la corruption n’est pas en cause.

Par la suite, la cour d’appel, dans un premier arrêt du 10 avril 2018 rendu dans l’affaire Alstom, pour la mise en œuvre de son contrôle en fait et en droit, est même allée jusqu’à rouvrir les débats et ordonner aux parties de fournir diverses pièces qu’elle jugeait pertinentes, afin de s’assurer que l’exécution de la sentence n’ait pas pour effet de donner force à un contrat de corruption.

Pour approfondir :

La société de droit français Alstom Transport SA et la société de droit anglais Alstom Network U.K Ltd conclurent avec la société Alexander Brothers Ltd (ABL) de droit de la région administrative de Hong Kong, trois contrats de consultant pour les assister dans la soumission d’offres de fourniture de matériel ferroviaire en Chine. Les deux premiers contrats étant relatifs à des appels d’offres du ministère des transports pour la fourniture de locomotives électriques de fret lourd et de rames automotrices de transport de passagers à grande vitesse, tandis que le troisième contrat concernait à un appel d’offres de la Shangaï Shengton Holding Group pour la fourniture de matériel roulant destiné à l’extension du métro de Shangaï.

En février 2006 et novembre 2008, Alstom Transport SA paie les premiers termes des deux premiers contrats sans en régler le solde, et ne verse rien au titre du troisième contrat. Réclamant le solde de ses factures ainsi que des dommages-intérêts, ABL dépose une requête d’arbitrage auprès de la Chambre de commerce internationale sur le fondement des clauses compromissoires stipulées par les trois contrats, qui prévoient un arbitrage à Genève avec application du droit suisse au fond du litige. Le Tribunal arbitral décide alors de condamner les deux sociétés Alstom au paiement des deux premiers contrats, mais rejette la demande de règlement au titre du troisième contrat.

L’exequatur de la sentence ayant été conférée par ordonnance du Tribunal de grande instance de Paris, les sociétés Alstom interjettent appel de cette décision, invoquant la violation de l’ordre public international. Elles font valoir qu’il existe des indices graves, précis et concordants rendant vraisemblable qu’ABL ait, à son insu, recouru à des pratiques de corruption de décideurs publics chinois. Parmi les faits détaillés par les sociétés Alstom, ces dernières invoquent dans leur argumentaire le fait qu’aucune explication n’ait été donnée sur l’attribution du marché à ces dernières, alors que leur offre était moins bien notée que celle de leurs concurrents. Qu’également, les sociétés Alstom elles-mêmes avaient reconnu par le passé devant les autorités judiciaires américaines qu’elles s’étaient livrées à des pratiques de corruption d’agents publics dans d’autres pays.

La société ABL, quant à elle, réfute ces allégations, en soutenant notamment qu’en vertu de l’adage « Nemo auditu », les sociétés Alstom ne peuvent se prévaloir de leur familiarité aux pratiques corruptrices aux fins de non-exécution de la sentence.

Dans ce cadre, il s’agissait pour la cour d’appel de déterminer s’il résulte de l’exécution de la sentence une violation manifeste, effective et concrète de l’ordre public international.

Tout d’abord, elle écarte l’allégation faite par les sociétés Alstom que la sentence violerait l’ordre public international en condamnant ces dernières à payer le prix du contrat alors que les stipulations contractuelles de prévention de la corruption n’ont pas été respectées.

Cependant, la cour d’appel rappelle que la prohibition de la corruption d’agents publics étrangers relève de l’ordre public international et ne peut souffrir d’aucune violation. Nonobstant cela, il ne lui appartient pas de rechercher si une partie à l’arbitrage est coupable du délit de corruption, mais seulement de rechercher si la reconnaissance ou l’exécution de la sentence méconnait l’objectif de lutte contre la corruption en ce que la condamnation prononcée par cette sentence aurait pour effet de financer ou de rémunérer une activité de corruption ou de trafic d’influence. Cet examen aux fins de savoir si la sentence arbitrale permet d’allouer des sommes destinées à financer une activité de corruption se fait par la réunion d’un faisceau d’indices, ayant un caractère suffisamment grave, précis et concordant.

La cour d’appel effectue alors un examen approfondi de l’ensemble des pièces justificatives qu’elle avait ordonné aux parties de fournir au débat, concluant à la présence de nombreux indices graves, précis et concordants de ce que les sommes versées par les sociétés Alstom à ABL finançaient et rémunéraient des activités de corruption d’agents publics. Elle ajoute également à son raisonnement qu’il convient de retenir la pièce versée par les sociétés Alstom que ces dernières sont coutumières des pratiques de corruption d’agents publics étrangers, qu’elle a reconnu aux termes d’accords avec le ministère américain de la Justice en 2013 et 2014 pour des faits commis en Indonésie, Arabie Saoudite, Egypte et aux Bahamas. Elle considère alors que cette circonstance doit être retenue, peu important qu’elle bénéficie à celui qui se prévaut de sa propre turpitude, dès lors que le refus de donner force à un contrat de corruption transcende les intérêts des parties.

Du fait de ces éléments, la cour d’appel a donc juger que la reconnaissance ou l’exécution de la sentence qui condamne les sociétés Alstom à payer des sommes destinées à financer ou à rémunérer des activités de corruption est contraire à l’ordre public international, infirme l’ordonnance qui l’a revêtue de l’exequatur, rejette la demande d’exequatur d’ABL, et condamne celle-ci à restituer à Alstom Transport la somme correspondant aux fonds qui lui ont été transférés par voie de saisie-attribution.

Par cet arrêt, la cour d’appel réaffirme sa position jurisprudentielle relative à l’intensité de son contrôle en matière d’ordre public international, et permet ainsi une application effective de l’article 1520 du Code de procédure civile.

A rapprocher : CA Paris, 28 mai 2019, n°16/11182 – N° Portalis 35L7-V-B7A-BY3JK ; Article 1520 du Code de procédure civile

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