Erreur sur la personne et intuitu personae

Cass. com., 11 décembre 2019, n°18-10.790 et 18-10.842

Une société soutenant avoir été victime d’une erreur sur la personne de son cocontractant aux motifs qu’elle avait entendu conclure le contrat uniquement avec la société, personne morale, et non son dirigeant, personne physique, ne saurait obtenir gain de cause compte tenu de la présence dans le contrat d’une clause prévoyant expressément que celui-ci a été conclu en considération de la personne morale de la société mais aussi de son dirigeant.

Dans cette affaire, des contrats de distribution de produits et services ont été conclus entre une société fournisseur et une société distributeur, cette dernière étant représentée à cette fin par la personne de son gérant.

Dans le cadre d’un différend opposant les parties, le gérant du distributeur s’est vu reconnaitre le statut de gérant de succursale et la société fournisseur condamner à lui payer diverses sommes à ce titre (rappels de salaires, congés payés, indemnités de rupture, etc.).

L’arrêt qui nous intéresse au cas présent a été rendu dans l’action menée par le fournisseur en réponse à cette condamnation ; ce dernier a en effet estimé que la condamnation a eu pour effet de permettre au dirigeant de percevoir une double rémunération au titre des mêmes prestations.

Le fournisseur a ainsi assigné son ancien distributeur et son gérant, à titre principal, en annulation des contrats de distribution et, à titre subsidiaire, en résolution de ces derniers pour inexécution de plusieurs obligations contractuelles, ainsi qu’en réparation du préjudice causé par ces manquements contractuels, imputés à la société, et que son dirigeant aurait facilités, pour un montant correspondant aux sommes versées en exécution des décisions de justice susvisées.

Pour le sujet qui nous intéresse ici, le fournisseur a sollicité l’annulation des contrats notamment pour erreur sur la personne de son cocontractant. En substance, le fournisseur a soutenu qu’en concluant les contrats de distribution, il avait l’intention de contracter avec la société distributeur, en considération de ses qualités affichées et non avec son gérant, personne physique, de sorte que seule la société devait exécuter le contrat. Le fournisseur ajoute que s’il avait su que le contrat de distribution ne serait pas exécuté par la société mais par une personne physique, non partie au contrat (tel que cela ressort des arrêts susvisés ayant reconnu la qualité de gérant de succursale au gérant du distributeur), il n’aurait pas conclu les contrats.

Le fournisseur a été débouté par la cour d’appel. Au soutien de son pourvoi, le fournisseur a rappelé que :

  • « l’erreur qui tombe sur la personne avec laquelle on a l’intention de contracter est une cause de nullité de la convention dès lors que la considération de cette personne est la cause principale de la convention (reprenant en cela les termes de l’article 1110 du Code civil dans sa version applicable aux faits de l’espèce) ;
  • l’erreur sur la personne peut porter sur les qualités essentielles de celle-ci ;
  • la qualité de personne morale est essentielle lorsqu’une partie a eu intention de contracter avec une société en raison de sa réputation et de son expérience. »

Le fournisseur a ainsi fait grief à la cour d’appel d’avoir violé l’article 1110 susvisé en considérant qu’aucune erreur sur la personne de son cocontractant n’avait vicié son consentement alors que :

  • il ressortait des dispositions contractuelles liant le fournisseur à son distributeur « que la société [fournisseur] [avait] entendu souscrire les contrats de distribution avec la société [distributeur], représentée par M. L…, son gérant » et,
  • il s’inférait donc de ces dispositions, reprises par la cour d’appel, que le fournisseur n’avait pas entendu contracter avec le gérant de la société distributeur, pris en sa qualité de personne physique, mais uniquement avec la société, sans considération pour la personne la représentant. 

La Cour de cassation a considéré que ce moyen n’est pas fondé ; la Haute juridiction, après avoir énoncé que les conditions de l’exécution ultérieure du contrat ne pouvaient constituer un élément caractérisant l’erreur sur le consentement au moment de la conclusion du contrat et relevé que l’un des contrats litigieux stipulait clairement qu’il avait été « conclu intuitu personae en considération de la personne morale de la société […] ainsi qu’en considération de son dirigeant » et qu’en conséquence, il « ne pourra[it] être cédé en tout ou partie, sans l’accord préalable, exprès et écrit d[u distributeur] », la cour d’appel en a exactement déduit qu’aucune erreur n’avait été commise par le fournisseur sur la personne de son cocontractant.

Cet arrêt est intéressant en ce qu’il donne un éclairage sur la notion d’erreur sur la personne et les cas dans lesquels celle-ci est de nature à constituer un vice du consentement susceptible d’emporter l’annulation du contrat.

L’ancien article 1110 du Code civil prévoyait que l’erreur sur la personne n’est une cause d’annulation du contrat que dans l’hypothèse où la considération de cette personne a constitué la cause principale de la convention. L’erreur sur la personne est désormais, par suite de l’entrée en vigueur de la réforme du droit des contrats, codifiée aux articles 1132 et 1134 du Code civil. Aux termes de ces articles, l’erreur peut être une cause d’annulation de la convention uniquement (1) lorsqu’elle porte sur les qualités essentielles du cocontractant et (2) dans les contrats conclus en considération de la personne, autrement dit, quand le contrat a été conclu intuitu personae.

Le nouveau texte, transposant en cela la doctrine et la jurisprudence majoritaires, ne fait ainsi plus référence à l’erreur sur la personne stricto sensu (i.e. l’erreur sur l’identité physique ou civile du cocontractant) mais vise les qualités substantielles de celle-ci.

Seule l’erreur sur une ou plusieurs qualités jugées comme substantielles est ainsi prise en compte, en raison de l’influence évidente qu’elle aura alors exercée, pour le vicier, sur le consentement de sa victime. Celle portant sur une qualité accessoire de la personne reste indifférente.

La notion de « qualités essentielles » de la personne est par essence subjective ; l’erreur doit alors porter sur les qualités subjectivement essentielles pour le cocontractant et érigées, en lien avec l’objet de la convention et la nature de la prestation convenue, en éléments déterminants de son consentement : qualifications et probité professionnelles (Cass. civ. 2ème, 13 avr. 1972, n°70-12.774), aptitude particulière nécessaire à l’exécution de la convention (Cass. com., 19 nov. 2003, n°01-01.859), réputation, etc.

Dans le cas de l’arrêt de la Cour de cassation objet du présent commentaire, la société fournisseur a, ainsi que nous l’avons vu ci-avant, tenté de soutenir qu’elle avait eu l’intention de contracter avec la seule société personne morale, en considération de son expérience et de sa réputation, et en aucun cas avec son gérant, personne physique, de sorte qu’elle n’aurait pas contracté si elle avait su que les contrats de distribution conclus ne seraient pas exécutés par la société mais par son gérant. Cette thèse aurait pu prospérer ; néanmoins en l’espèce, les contrats signés contenaient une clause stipulant expressément que les contrats avaient été conclus intuitu personae en considération de la personne morale de la société mais aussi de son dirigeant, outre que les contrats avaient été rédigés par la société fournisseur elle-même.

Dans l’esprit des juges, il ne faisait donc aucun doute que la société fournisseur avait bien eu l’intention de conclure le contrat au regard de la personne du dirigeant de la société distributeur, ainsi que cette volonté ressortait des termes mêmes du contrat conclu, et ce même si ce dernier n’était pas engagé à titre personnel. Le contraire eu d’ailleurs été surprenant, dès lors que l’engagement du dirigeant devait être prépondérant dans l’exécution du contrat, sa personnalité ne pouvait être qu’essentielle, pour sa formation, aux yeux de son cocontractant.

Le consentement de la société fournisseur n’a donc pas été vicié par erreur sur la personne avec laquelle elle a contracté. 

A rapprocher : CA Saint Denis de la Réunion, 6 oct. 1989, JCP 1990, II, 21504, note Putman ; Cass. com., 19 nov. 2003, n°01-01.859

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