Arbitrage : la notion de clause compromissoire « manifestement inapplicable »

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SIMON François-Luc

Avocat Associé-Gérant - Docteur en droit

Cass. civ. 1ère, 1er avril 2015, pourvois n°14-11.587 et n°14-13.648 (deux arrêts)

En matière d’arbitrage, le principe de « compétence compétence », énoncé à l’article 1448 du Code de procédure civile, pose la règle selon laquelle il appartient à l’arbitre, et à lui seul, de statuer prioritairement sur la validité ou les limites de sa propre compétence, sous le contrôle du juge de l’annulation (c’est l’effet positif de ce principe) ; autrement dit, le juge étatique doit donc se déclarer incompétent lorsqu’un litige relève d’une convention d’arbi-trage, sauf – précise le texte – « si le tribunal arbitral n’est pas encore saisi et si la convention d’arbitrage est manifestement nulle ou manifestement inappli-cable » (c’est l’effet négatif de ce principe).

La Cour de cassation et la doctrine rappellent constamment que le caractère manifestement nul ou inapplicable des clauses compromissoires doit être interprété de manière restrictive.  Ainsi, un auteur souligne-t-il que « l’inapplicabilité manifeste se constate prima facie. Elle ne suscite aucun doute tellement elle est évidente. Pour cette raison, la Cour de cassation interdit aux juges du fond de procéder à un examen substantiel et approfondi de la convention d’arbitrage (Cass.1e civ., 7 juin 2006 : Rev.arb. 2006, p.945) » (E. Loquin, Juris-Classeur Procédure civile, Fasc. 1020. Arbitrage, §.67 ; v. aussi, Th. Clay, note sous Cass. civ. 1ère, 6 octobre 2010, pourvoi n°09-68731, D.2010, p.2441). En effet, selon la Cour de cassation, lorsqu’une interprétation est nécessaire, l’inapplicabilité de la clause n’est pas manifeste (Cass. civ. 1ère, 30 sept. 2009, pourvoi n°08-15.708 : « … l’argumentation développée par les défenderesses au contredit démontrait par elle-même qu’une interprétation de la situation juridique des différents intervenants était nécessaire, écartant ainsi le moyen retenu par le tribunal, la Cour d’appel a pu en déduire que l’inapplicabilité de la clause compromissoire n’était pas manifeste »). De même, lorsqu’une action est engagée sur le fondement délictuel, notamment pour rupture abusive des relations commerciales, l’inapplicabilité de la clause n’est pas manifeste (Cass. civ. 1ère, 8 juill. 2010, pourvoi n° 09-67013 (Publié au Bulletin)), pareillement pour une action en nullité d’un contrat de franchise et donc relative à la période précontractuelle (Cass. civ. 1ère, 4 juill. 2006, pourvoi n°05-17460 (Publié au Bulletin)), ou l’action en responsabilité engagée par l’ancien franchisé, le liquidateur, le dirigeant et la société holding de la société franchisée, contre le franchiseur en nullité du contrat  (Cass. civ. 1ère, 3 fév. 2010, pourvoi n°09-12669). Ce faisant, ce corpus de décisions montre aussi que toute la difficulté – s’il en est – tient à l’application du caractère « manifestement inap-plicable » de la convention d’arbitrage ; celle-ci étant en effet rarement mal rédigée, il est tout aussi rare de voir l’une ou l’autre des parties soulever son caractère « manifestement nul ».

Par les deux arrêts commentés, dont on présume qu’ils ont été volontairement rendus le même jour, la première chambre civile de la Cour de cassation contribue de nouveau à tracer les contours de la notion même de la convention d’arbitrage « manifestement inapplicable », dans deux espèces mettant en présence des contrats de distribution.

Par le premier arrêt commenté (Cass. civ. 1ère, 1er avril 2015, pourvoi n°14-11.587), la Cour de cassation retient que la clause compromissoire comprise dans un contrat d’enseigne, en l’espèce conclu entre un distributeur et une tête de réseau de la grande distribution, est « manifestement inapplicable » à l’instance dont elle était saisie, qui concernait, non une contestation relative au contrat d’enseigne, mais le paiement des parts sociales détenues par le dirigeant de la société distributrice dans le capital de la SCI de la tête de réseau.

L’auteur du pourvoi faisait valoir :

  • d’une part, que la clause d’arbitrage manifestement inapplicable est celle sans lien aucun avec le litige ; qu’une simple relation avec le litige suffit à exclure le caractère manifestement inapplicable de la clause d’arbitrage ; qu’en reje-tant l’exception d’incompétence des juridictions étatiques au profit de la juridiction arbitrale, tout en constatant, d’une part, que la clause compromissoire litigieuse contenue dans le contrat de franchise portait sur tous les litiges pouvant survenir entre les parties en exécution de ce contrat et de ses suites et, d’autre part, que la rupture du contrat d’enseigne entrainait le retrait de M. S. par application des dispositions du règlement intérieur de la société, ce dont il résultait que la clause d’arbitrage ne pouvait être réputée manifestement inapplicable dès lors que la perte de la qualité d’associé constituait l’une des conséquences de la résiliationducontrat de franchise, la Cour d’appel a excédé l’étendue de ses pouvoirs et a violé l’article 1448 du Code de procédure civile et le principe compétence compétence ;
  • d’autre part, que de la même manière, la seule circonstance qu’une clause attributive de juridiction soit stipulée par ailleurs ne suffit pas à retenir le caractère manifestement inapplicable de la clause d’arbitrage ; qu’il appartient alors à l’arbitre, à qui il revient de statuer prioritairement sur sa propre compétence, de faire le départ entre le champ d’application respectif de chacune de ces deux clauses ; qu’en rejetant l’exception d’incom-pétence des juridictions étatiques au profit de la juridiction arbitrale au motif que les statuts de la SCM prévoyait une clause attributive de juridiction désignant le tribunal de grande instance de Paris pour les litiges pouvant naître entre la société et ses associés, cependant qu’il appartenait à la juridiction arbitrale de se prononcer sur le point de savoir si l’existence de cette clause attributive de juridiction faisait échec à la clause compromissoire applicable aux litiges nés de la rupture du contrat de franchise, la Cour d’appel a excédé l’étendue de ses pouvoirs et a violé l’article 1448 du Code de procédure civile et le principe compétence compétence.

La Cour de cassation rejette le pourvoi, et retient que la clause compromissoire comprise dans un contrat d’enseigne, en l’espèce conclu entre un distributeur et une tête de réseau de la grande distribution, est « manifestement inapplicable » à l’instance dont elle était saisie, qui concernait, non une contestation relative au contrat d’enseigne, mais le paiement des parts sociales détenues par le dirigeant de la société distributrice dans le capital de la SCI de la tête de réseau.

Par le second arrêt commenté (Cass. civ. 1ère, 1er avril 2015, pourvoi n°14-13.648), la Cour de cassation adopte une solution complémentaire de la précédente.

Elle retient en effet que pour rejeter l’exception d’incompétence soulevée par la société tête de réseau, l’arrêt critiqué, « après avoir relevé l’indivisibilité et l’interdépendance des différents contrats, retient que le simple fait que l’acquisition des parts des sociétés [distributrices] se soit faite par l’intermédiaire et sur la base des éléments fournis par [la société tête de réseau] et que la cession des parts ait été faite à une des structures du groupe ne suffit pas à permettre d’étendre le champ des clauses compromissoires qui figurent dans d’autres actes juridiques que celui attaqué », avant de conclure qu’« en statuant ainsi, par des motifs impropres à établir le caractère manifestement inapplicable des clauses d’arbitrage stipulées au « protocole » de cession d’actions et au contrat d’enseigne, seul de nature à faire obstacle à la compétence de l’arbitre pour statuer sur l’existence, la validité et l’étendue de ces clauses, la cour d’appel a violé le texte susvisé ».


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