Des critères d’appréciation du savoir-faire par le juge du fond

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SIMON François-Luc

Avocat Associé-Gérant - Docteur en droit

CA Toulouse, 11 décembre 2007, RG n°06/02396

La décision commentée est intéressante en ce qu’elle permet de comprendre comment les juges du fond appréhendent en pratique la notion même de savoir-faire, souvent matérialisée par une bible du savoir-faire (ou manuel opératoire), en présence d’un franchisé faisant valoir que le franchiseur n’en disposerait pas. 

La décision commentée est intéressante en ce qu’elle permet de comprendre comment les juges du fond appréhendent en pratique la notion même de savoir-faire, souvent matérialisée par une bible du savoir-faire (ou manuel opératoire), en présence d’un franchisé faisant valoir que le franchiseur n’en disposerait pas. Autrement dit, quels sont, au plan pratique, les critères en considération desquels les juges du fond considèrent que les conditions posées par l’article 1 g°) du règlement n°330/2010 du 20 avril 2010 relatif aux restrictions verticales sont remplies. La question n’est pas sans importance dès lors que l’absence de savoir-faire emporte la nullité du contrat de franchise avec toutes les conséquences y attachées.

En l’espèce, pour considérer que le franchiseur dispose d’un véritable savoir-faire, les juges du fond motivent leur décision comme suit :

« Attendu que le manquement ici reproché [au franchiseur] n’a pas été évoqué au cours des réunions diverses mises en place par le franchiseur et que pas plus au demeurant que les manquements qui seront ci-après examinés il n’a fait l’objet d’une mise en demeure de la part des franchisés ; qu’il est certain quoiqu’il en soit que la société [franchisée] et ses dirigeants n’auraient pas signé un second contrat de franchise en 1998, c’est à dire trois ans après leur entrée dans le réseau, si le concept et le savoir-faire revendiqués par la société appelante avaient été inexistants ; que l’originalité du concept et la qualité du savoir-faire sont attestées par divers organismes tels que la Fédération des Réseaux Européens de Partenariat et de Franchise ; que la réussite [du franchiseur] est soulignée dans plusieurs articles de presse publiés dans des revues dont l’objectivité ne peut pas être a priori mise en cause quand bien même elle y aurait effectué des publicités ; que les éléments sur lesquels elle se fonde sont certes pour la plupart postérieurs à l’introduction de la présente procédure mais qu’il ne saurait en être déduit que son savoir-faire était à l’origine inexistant ; qu’elle remettait à chaque franchisé lors de son entrée dans le réseau une bible de 180 pages identifiant le savoir-faire et abordant les thèmes les plus importants à savoir le fonctionnement du magasin, les méthodes de vente, la formation et l’assistance etc…; qu’il est prétendu par les intimés que le concept se résumait à la présentation de bacs extérieurs permettant au client de se servir lui-même et que cette présentation n’a rien d’innovant mais qu’il convient ici d’observer que le concept ne se limite pas à l’existence d’une présentation de fleurs sur des chariots extérieurs et de rappeler que la notion de savoir-faire doit être comprise de façon extensive ; qu’il peut s’agir comme au cas précis d’une méthode commerciale originale d’organisation et de gestion des entreprises appartenant au réseau ».

Cette motivation appelle trois séries de remarques complémentaires.

1°/ La Cour d’appel souligne tout d’abord que « l’originalité du concept et la qualité du savoir-faire sont attestées par divers organismes tels que la Fédération des Réseaux Européens de Partenariat et de Franchise ». Le terme « originalité » du savoir-faire ne correspond pas exactement à la sémantique traditionnelle ; il faut comprendre que le terme « originalité » désigne en réalité le caractère « secret » du savoir-faire, terme envisagé par l’article 1 g°) du règlement n°330/2010 du 20 avril 2010 relatif aux restrictions verticales, selon lequel le caractère secret « signifie que le savoir-faire n’est pas généralement connu ou facilement accessible ». La Cour de cassation elle-même utilise parfois le terme d’« originalité » au lieu et place de celui de « secret » (Cass. com., 10 mai 1994, n°92-15.834). Il n’est pas certain que l’attribution de telle ou telle récompense soit la démonstration de l’existence d’un savoir-faire… mais il n’est pas déraisonnable de penser qu’il s’agisse d’un (simple) signe de son existence. Chacun appréciera.

2°/ La Cour d’appel souligne ensuite que « la réussite [du franchiseur] est soulignée dans plusieurs articles de presse publiés dans des revues dont l’objectivité ne peut pas être a priori mise en cause quand bien même elle y aurait effectué des publicités ». On mettra ici de côté la question de l’objectivité de l’organe de presse appelé à bénéficier du paiement d’espaces publicitaires de l’entreprise dont elle met la réussite en exergue. La réussite du franchiseur, ou plus exactement, la réussite des franchisés du réseau est un signe de l’existence du savoir-faire ; le savoir-faire doit procurer un avantage concurrentiel, et il est donc logique de voir dans la réussite des franchisés du réseau le signe de la réalité du savoir-faire. L’inverse est également vrai, l’échec des franchisés du réseau pourra tout aussi bien constituer le signe de l’inexistence du savoir-faire.

3°/ La Cour d’appel souligne enfin que « [le franchiseur] remettait à chaque franchisé lors de son entrée dans le réseau une bible de 180 pages identifiant le savoir-faire ». Est ici en cause la question du caractère « identifié » du savoir-faire qui, selon  l’article 1 g°) du règlement précité « le savoir-faire est décrit d’une façon suffisamment complète pour permettre de vérifier s’il remplit les conditions de secret et de substantialité ». Entendons-nous bien : l’absence de bible du savoir-faire ne signifiera pas systématiquement que le savoir-faire n’existe pas. Inversement, l’existence d’une telle bible ne signifiera pas systématiquement que le savoir-faire existe ; encore faudrait-il qu’à la lecture de celle-ci les méthodes transmises apparaissent comme étant secrètes et substantielles. Autrement dit, le troisième caractère (le caractère identifié) est avant tout un moyen de validation des deux premiers caractères : le caractère « secret » et le caractère « substantiel ».

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