De la non-rétroactivité des lois en matière civile

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SIMON François-Luc

Avocat Associé-Gérant - Docteur en droit

Etude d'ensemble

La non-rétroactivité des lois en matière civile (CEDH, Conseil constitutionnel, Cour de cassation)

La non-rétroactivité des lois en matière civile

(CEDH, Conseil constitutionnel, Cour de cassation)

I/ –  LA CEDH :

1°) Principe :

Pour la CEDH, il n’existe pas de principe général de non-rétroactivité des lois. Elle a ainsi réaffirmé par un arrêt « Scordino c/Italie » du 29 juill. 2004 que « en principe, il n’est pas interdit au pouvoir législatif de réglementer en matière civile, par de nouvelles dispositions à portée rétroactive, des droits découlant de lois en vigueur… ».

2°) Tempéraments :

– Les lois rétroactives ne peuvent porter atteinte à l’un des droits garantis par la Convention. Ainsi, la CEDH juge contraire à l’a.1er du Protocole n°1 additionnelle à la Convention, qui garantit le respect du droit de propriété, les lois annulant de façon rétroactive une créance de réparation dont est titulaire la victime d’un dommage délictuel (20 nov. 95, n°332, considérant que les considérations financières invoquées par le Gouvernement pouvait seulement justifier une intervention pour l’avenir, mais non rétroactive).

– Les lois de validation sont prohibées sur le fondement du principe de la prééminence du droit et de la notion de procès équitable, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général. En effet, ces principes s’opposent « à toute ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire d’un litige » : la loi ne peut donc intervenir pour orienter en faveur de l’Etat l’issue imminente de l’instance à laquelle il est partie (9 dec. 94, n°301-B ; 22 oct. 97, GP 19-21 juil. 98.16 ; et réaffirmation par l’arrêt du 29 juil.04). Sur ce fondement, la CEDH a jugé contraire à l’a.6 une loi de validation française que le Conseil constitutionnel avait jugée conforme à la Constitution, en rejetant l’argument selon lequel la loi écartait un risque financier pour la Sécurité Sociale qui aurait constitué un but d’intérêt général (CEDH 28 oct. 99, Zielinski c/ France, D.00.SC.184 et c. const. 13 janv. 94, rec. p.21).

II/ – LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL :

1°) Valeur du principe :

Le principe général de la non-rétroactivité n’étant inscrit qu’à l’a.2 CC, le C. const. a décidé que cette disposition n’a que la valeur d’une loi ordinaire (9 jan., 22 juil. et 30 dec. 80, rec. p.29,46 et 53). Partant, le législateur est libre de s’en affranchir, le C. const. précisant en outre qu’« aucune norme de valeur constitutionnelle ne garantit un principe de « confiance légitime » s’opposant d’une manière générale à l’adoption de lois rétroactives » (7 nov. 97, rec. p.232).
 
2°) Limites au principe :

–    la loi ne peut atteindre rétroactivement les droits qui ont été reconnus par une décision de justice passée en force de chose jugée (29 dec. 86, rec. p.184) ou qui bénéficient d’une prescription légalement acquise à la date d’entrée en vigueur de la loi (24 juil. 91, rec. p.82). Le fondement de ces décisions réside dans « le principe d’indépendance des juridictions » (29 dec. 86) : « il n’appartient ni au législateur, ni au gouvernement de censurer les décisions des juridictions, d’adresser à celle-ci des injonctions et de se substituer à elles dans le jugement des litiges relevant de leur compétence » (9 avr. 96, rec. p.60)…

  • néanmoins, « … ces principes ne s’opposent pas à ce que, dans l’exercice de sa compétence et au besoin, sauf en matière pénale, par la voie de dispositions rétroactives, le législateur modifie, dans un but d’intérêt général, les règles que le juge a pour mission d’appliquer » (9 avril 96). Ainsi, les lois de validation doivent reposer sur des « motifs d’intérêt général » (28 dec. 95, rec. p.257 : la seule considération d’un intérêt financier lié à l’absence de remise en cause des titres de perception ne constitue pas un motif d’intérêt général autorisant le législateur à faire obstacle aux effets d’une décision de justice passé en force de chose jugée) et ne doivent pas compromettre le « droit à un recours juridictionnel effectif », sous peine de méconnaître le principe de séparation des pouvoirs (21 dec. 99, rec. p.143 : la validation ne peut être générale, le législateur doit en préciser strictement la portée)

–    la loi rétroactive ne peut porter à l’économie des conventions et contrats légalement conclus une atteinte d’une gravité telle qu’elle méconnaisse manifestement la liberté individuelle découlant de l’a. 4 de la Déclaration de 1789 (10 juin 98, rec. p.158 : validation de la loi des 35 heures, mais 13 janv. 00, rec. p.33, censurant pour les mêmes motifs les dispositions de la loi « Aubry II » visant à remettre en cause la validité de clauses stipulées dans les accords de RTT conclus en conformité avec la loi « Aubry I », en l’absence d’un « motif d’intérêt général suffisant »)

–    la loi rétroactive ne peut « aboutir à priver de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel » (19 fev. 98, rec. p.153), par ex. s’agissant de situations existantes qui intéressent une liberté publique, elles ne peuvent être remises en cause que dans 2 hypothèses : celle où ces situations auraient été illégalement acquises et celles où leur remise en cause serait réellement nécessaire pour assurer la réalisation de l’objectif constitutionnel poursuivi (11 oct. 84, rec. p.78, condamnant la rétroactivité d’une loi abaissant le seuil de contrôle des quotidiens nationaux par un même groupe de presse, l’objectif de pluralisme ne justifiant pas cette atteinte à la liberté de la presse)

III/-  LA COUR DE CASSATION :

Pour exposer la difficile matière de l’application de la loi dans le temps, il y a lieu d’étudier successivement, en les inversant, les deux propositions formulées à l’article 2 : le principe de l’absence d’effet rétroactif (1), puis, la loi ne dispose que pour l’avenir (2).

1° Le principe de l’absence d’effet rétroactif

Définition de la non-rétroactivité : la difficulté réside dans l’interprétation de l’a.2 CC : « la loi ne dispose que pour l’avenir ; elle n’a point d’effet rétroactif ». Ce sont deux propositions qui sont contenues dans cet article :

–    « la loi n’a pas d’effet rétroactif », ce qui signifie qu’une loi est sans application aux situations juridiques dont les effets ont été antérieurement consommés sous l’empire d’une loi précédente,

–    « la loi dispose pour l’avenir », c’est-à-dire qu’à partir du moment où une loi est en vigueur, elle régira les situations juridiques qui sont nées postérieurement à cette mise en vigueur.

a)    Fondement et portée du principe

Valeur de la non-rétroactivité : Du fait de la valeur de loi ordinaire de l’a.2 CC, le législateur a la faculté d’y déroger.

Fondement du principe : pour les auteurs attachés à l’individualisme, la règle de la non-rétroactivité des lois est une règle essentielle qui tend à protéger la liberté de l’homme contre la loi : on ne peut en effet exiger des citoyens l’obéissance à une règle qu’il ne pouvait connaître, puisqu’elle n’existait pas encore. Dans une perspective d’intérêt public, on insiste en revanche sur le progrès que représente toute loi nouvelle, ainsi que sur la nécessité de son « effet immédiat » ; l’on reconnaît toutefois comme opportun le maintien de la règle de non rétroactivité de la loi, dans l’intérêt de la loi elle-même et de la sécurité du commerce juridique.

Condition du caractère exprès de la rétroactivité de la loi : la non-rétroactivité s’impose au juge comme principe d’interprétation : « le législateur peut déroger à la règle ordinaire de la non-rétroactivité, en vue d’un intérêt supérieur d’ordre public… ; mais s’il n’a pas manifesté nettement sa volonté en ce sens, celle-ci doit être appliquée par le juge conformément à l’a.2 CC » (Civ. 7 juin 1901, D.02.105). En d’autres termes, il ne peut y avoir de rétroactivité tacite, déduite de l’interprétation de la loi, quand bien même la loi intéresserait l’ordre public (par ex. Civ.17 nov. 54, bull.266).

1er tempérament : le juge peut relever le caractère interprétatif d’une loi et en déduire sa rétroactivité, la loi interprétative prenant effet à la date de l’entrée en vigueur de la loi qu’elle interprète (par ex. Civ. II 18 jan. 61, bull.52).

En principe, la définition de la loi interprétative est purement objective : elle est celle qui « se borne à reconnaître sans rien innover, un droit préexistant qu’une définition imparfaite a rendu susceptible de controverse » (par ex. Soc. 19 juin 63, GP.63.2.278), ce qui implique un contrôle de la CCass de la correspondance de la loi en cause à cette définition (par ex. Soc. 15 fev. 78, bull.110 : la loi du 6 dec. 76 « laquelle ayant créé des droits nouveaux n’est pas interprétative de ce chef »). A noter toutefois qu’une décision isolée a exigé que le législateur ait eu « l’intention claire et formelle… de préciser et d’expliquer le sens obscur et contesté d’un texte déjà existant » (Soc. 20 mars 56, bull.224).

Néanmoins, elle est démentie par la jurisprudence constante de la CCass adoptant une définition objective de la loi interprétative, ainsi que par le contrôle qu’elle exerce sur la réalité du caractère interprétatif de la loi lorsque le législateur a lui-même précisé qu’il s’agissait d’une loi interprétative (Soc. 20 mai 58, GP.58.2.60). Cette jurisprudence a été contestée en ce qu’elle méconnaît la volonté dissimulée mais certaine du législateur de donner un effet rétroactif à la loi (par ex. P. Level n°88) ; il faudrait donc simplement écarter le régime spécifique aux lois interprétatives :

Portée spécifique de la loi interprétative : du fait que la loi interprétative fait corps avec celle qu’elle interprète, la décision rendue sous l’empire de la loi ancienne peut être censurée en application de l’interprétation qu’impose la loi nouvelle par la CCass (par ex. Soc. 13 mai 85, bull.291). La rétroactivité est alors renforcée par rapport aux lois rétroactives proprement dites, puisque celles-ci ne peuvent justifier la cassation d’une décision rendue conformément à la loi antérieure applicable (v. supra).

2d tempérament : même en l’absence de dispositions expresses de la loi en ce sens, la jurisprudence se réserve la possibilité de restaurer l’effet immédiat de la loi nouvelle sur les contrats en cours (ou, selon les arrêts, d’appliquer rétroactivement la loi nouvelle aux contrats déjà conclus : v. infra) par 2 moyens. Tantôt elle décide que la loi nouvelle régit les effets légaux produits par le contrat et non le contrat lui-même : de contractuelle, la situation juridique devient légale (par ex. Civ. III 22 mars 89, bull.69 : « le droit au renouvellement (du bail) a sa source dans la loi et, même acquis dans son principe, il se trouve dans ses modalités demeurant à définir affecté par la loi nouvelle »). Tantôt elle considère que la loi nouvelle relève d’un « ordre public » impérieux (par ex. Soc. 20 mars 52, D.52.453, pour l’interdiction des sous-locations ou cessions de bail).

Caractère de la non-rétroactivité : elle est qualifiée de règle d’ordre public ; il peut donc être invoqué à tout état de la procédure et doit être soulevé d’office par le juge (Civ. II 24 nov. 55, D.56.522). Le moyen tiré de sa violation peut être soulevé pour la 1ère fois devant la CCass (Civ. 1er mars 1909, S.12.137) qui peut le relever d’office (Civ. III 21 juin 71, JCP.71.II.16776).

b)    Exceptions au principe

b.1/ – Les lois déclarées rétroactives par le législateur

A condition d’exprimer nettement sa volonté, le législateur a, en principe, le pouvoir d’adopter des lois rétroactives. Celles-ci, à cause même de leur inconvénient, sont rares. Pourtant, on pourrait en citer un certain nombre depuis le début du 20ème siècle, qui se justifie du reste par des considérations particulières : elles se rencontrent surtout aux époques de crise, en vue de faire face à des situations exceptionnelles, dangereuses pour l’ordre social, et nécessitant de sacrifier les intérêts particuliers et de donner effet rétroactif à certaines lois.

La pratique en a été intensifiée depuis 1914, particulièrement en matière contractuelle. De plus, et à titre d’exemple, on citera la loi du 27 juillet 1940 qui a exonéré les chemins de fer de leur responsabilité pour les transports effectués depuis le 10 mai 1940 puis, après la libération, l’ordonnance du 27 août 1944 qui a puni, comme crime d’indignité nationale, des faits qui, ayant été commis antérieurement à sa mise en vigueur.
 
Lorsque le législateur fait ainsi rétroagir ces lois, il peut imprimer à la rétroactivité une intensité variable ; décider, en particulier, que la loi nouvelle ne saisira les faits passés qu’autant qu’avant son entrée en vigueur une action en justice n’a pas déjà été introduite ou, à l’inverse, qu’elle leur sera applicable même si un procès a déjà été engagé à leur sujet (par exemple la loi du 5 juillet 1985 sur les accidents de la circulation).

Quand le législateur élabore une loi pour trancher les difficultés d’interprétation qu’avait soulevé devant les tribunaux le premier texte, cette loi interprétative, faisant corps avec le texte interprété, sans rien innover, à la même sphère d’application ; elle s’appliquera donc naturellement à des faits antérieurs à son entrée en vigueur. Seulement pour qu’une loi soit vraiment interprétative, il faut qu’il y ait eu matière à interprétation, qu’il y ait eu une controverse à résoudre.

Or, il arrive que le législateur, abusivement, déclare interprétative une loi nouvelle, qui est en réalité modificative d’une loi antérieure, afin de la rendre rétroactive sans l’avouer. En pareil cas, il appartiendra au tribunal saisi de restituer à la loi sa véritable nature et de n’en admettre l’application que pour l’avenir.

b.2/ – Les lois interprétatives et les lois de validation législative

Généralités  : Le législateur peut donc procéder par voie de lois rétroactives, sous les réserves exprimées par la jurisprudence susvisée du Conseil Constitutionnel (exigence d’un motif d’intérêt général) et de celle plus récemment dégagée par la jurisprudence de la Cour de cassation en 2003 et 2004 (Cf. : supra en matière de loi de validation et de loi interprétative et l’exigence « d’impérieux motifs d’intérêt général »).

Pour ce qui concerne les lois de validation, elles visent à valider des actes antérieurs irréguliers. A ce titre, elles sont évidemment suspectes : le Conseil Constitutionnel exige donc qu’elles soient justifiées par un motif d’intérêt général, tandis que la Cour Européenne des Droits de l’Homme requiert un motif « impérieux » d’intérêt général. C’est cette dernière exigence qu’imposait déjà la Cour de Cassation. Pour ce qui concerne les lois interprétatives, elles sont censées ne pas modifier le droit en vigueur, mais préciser le sens d’un texte antérieur dont l’interprétation était susceptible de controverses. Pour une partie très majoritaire de la doctrine, ces lois produisent donc naturellement leurs effets à la date du texte qu’elles interprètent. C’est à cette fiction juridique que la Cour de Cassation vient de mettre fin par ses deux arrêts du 23 janvier 2004, en exigeant pour elles aussi des « motifs impérieux d’intérêt général ».  Il y aurait donc en quelque sorte un alignement des conditions requises pour que les lois de validation et maintenant les lois interprétatives puissent s’appliquer rétroactivement.

Les lois de validation législative : les lois dites de validation visent à valider des actes antérieurs irréguliers.

La remise en cause du passé par une loi rétroactive choque les esprits en terme de prévisibilité et de sécurité juridiques lorsqu’elle aboutit à faire considérer comme irrégulière une situation qui s’est réalisée précédemment de la manière la plus régulière. La réaction n’est pas la même lorsqu’il s’agit, après coup, de faire considérer comme régulière, en la validant, une situation irrégulière au regard du droit antérieur.
 
A vrai dire, même en terme de validation – et non d’invalidation – et suivant les points de vue envisagés, on pourrait, en stricte logique, hésiter à faire la différence. S’il en a pourtant été différemment, c’est parce que, en pratique, l’on s’est quand même préoccupé de sauver, généralement non sans promptitude, des situations recommandables. N’empêche que les validations législatives peuvent constituer des interventions du législateur dans le cours de la justice, non sans attenter aux droits individuels.

Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que de divers côtés, tant le Conseil Constitutionnel que des juridictions de tous autres soient intervenus. Ainsi, le Conseil Constitutionnel admet général les lois de validation dès lors que sont notamment satisfaites les exigences d’intérêt général et de proportionnalité (Cons. const., 9 avr. 1996).

Une rigueur plus grande s’est manifestée de la part de la Cour EDH qui a décidé que : « si, en principe, le pouvoir législatif n’est pas empêché de réglementer en matière civile, par de nouvelles dispositions à portée rétroactives, des droits découlant des lois en vigueur, le principe de la prééminence et la notion de procès équitable consacrée par l’article 6 de la CEDH s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire d’un litige » (CEDH, 28 oct. 1999, Zielinski).

La Cour de cassation s’est ralliée à la position de la Cour EDH. Dans le contentieux dit « des tableaux d’amortissement, la Cour de cassation a ainsi exigé que : « obéit à d’impérieux motifs d’ordre général l’intervention du législateur destinée, par l’adoption de la loi du 12 avril 1996 à aménager les effets d’une jurisprudence de nature à compromettre la pérennité des activités bancaires dans le domaine du crédit immobilier » (Cass. 1ère Civ., 29 avr. 2003, Bull. civ. I, n°100 ; Cass. Civ., 1ère, 9 juill. 2003 : JCP, G, 2004, II.10016, note Préto).

En outre, dans un contentieux relevant de la Sécurité Sociale, l’assemblée plénière de la Cour de Cassation a jugé de la même manière, par deux arrêts de rejet rendus le 24 janvier 2003 : « qu’obéit à d’impérieux motifs d’intérêt général, l’intervention du législateur destinée à aménager les effets d’une jurisprudence nouvelle de nature à compromettre la pérennité du service public de la santé et de la protection sociale auxquels participent les établissements pour personnes inadaptées et handicapées » et que, dès lors, « la Cour d’appel, en faisant application de l’article 29 de la loi n°2000-37 du 19 janvier 2000 au présent litige, a légalement justifié sa décision » (Cass. ass. plén., 24 janv. 2003, Bull. Civ., ass. plén., n°3).

En conséquence, par suite de l’alignement opéré par la Cour de cassation sur la jurisprudence de la Cour EDH, les lois dites de validation ne peuvent valablement emporter rétroactivité que si et seulement leur effet immédiat s’impose pour « d’impérieux motifs d’intérêt général », et non seulement pour satisfaire « des exigences d’intérêt général… ».

Loi interprétative : quelque fois, le législateur intervient pour fixer le sens ambigu ou obscur d’une loi antérieure. Il intervient alors par voie de lois interprétatives, censées ne pas modifier le droit en vigueur, mais précisées seulement le sens d’un texte antérieur dont l’interprétation était susceptible de controverse.

Pour une partie majoritaire de la doctrine, ces lois produisent donc naturellement leurs effets à la date du texte qu’elles interprètent ; la loi nouvelle a alors, par nature même, un effet rétroactif : elle rétroagit au jour où la loi ancienne est entrée en vigueur.
 
On peut parfois hésiter sur le caractère interprétatif d’une loi. Lorsque le législateur qualifie lui-même une loi d’interprétative, le juge, bien entendu, ne peut que s’incliner. Si le législateur n’a rien spécifié, le caractère interprétatif ne peut être reconnu à une loi que si elle est intervenue à propos d’une question controversée et si la solution qu’elle édite s’adapte à la loi interprétée d’une manière telle que les tribunaux auraient pu eux-mêmes consacrer la solution.

En réalité, là où l’interprétatif tend bel et bien à se confondre avec le rétroactif, la Cour de cassation s’emploie, tant bien que mal, à établir une ligne de partage : « une loi ne peut être considérée comme interprétative qu’autant qu’elle se borne à reconnaître, sans rien innover, un droit préexistant qu’une définition imparfaite a rendu susceptible de controverses » (Cass. Civ. 3ème, 27 févr. 2002, trois arrêts, Dalloz 2002, p.1142, obs. Rouquet).

Un revirement de jurisprudence – comparable à celui entreprise un an auparavant concernant les lois de validation – a été opéré en janvier 2004 par l’assemblée plénière de la Cour de cassation. Il s’agissait pour la haute juridiction de dire si une disposition de la loi MURCEF du 11 décembre 2001 pouvait s’appliquer aux procès en cours.

Cette loi avait tenu à faire échec à une jurisprudence constante de la Cour de cassation qui autorisait le renouvellement à la baisse des loyers des baux commerciaux. Deux litiges portaient sur l’application immédiate de cette mesure à des affaires nées bien avant son entrée en vigueur. La Cour de cassation, réunie en assemblée plénière, considère que la loi MURCEF du 11 décembre 2001 ne peut s’appliquer aux procès en cours :

« Mais attendu que si le législateur peut adopter, en matière civile, des dispositions rétroactives, le principe de prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales, s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice afin d’influer sur le dénouement judiciaire des litiges ; que cette règle générale s’applique quelle que soit la qualification formelle donnée à la loi et même lorsque l’Etat n’est pas partie au procès ;

Attendu qu’il ne résulte ni des termes de la loi, ni des travaux parlementaires que le législateur ait entendu répondre à un impérieux motif d’intérêt général pour corriger l’interprétation juridictionnelle de l’article L.145-38 du Code de commerce et donner à cette loi nouvelle une portée rétroactive dans le but d’influer sur le dénouement des litiges en cours ; que, dès lors, la Cour d’appel, peu important qu’elle ait qualifié la loi nouvelle d’interprétative, a décidé à bon droit d’en écarter l’application ; que par ces motifs substitués à ceux de la décision attaquée, l’arrêt se trouve justifié ».

Cela dit, il faut s’attacher plus précisément à la formule clonée par l’assemblée plénière. Le premier renseignement qui en résulte réside dans le rappel de ce que le pouvoir législatif n’est plus souverain dans l’usage qu’il peut faire des lois rétroactives. Le principe de non-rétroactivité accède ainsi a priori au rang de normes supra législatives. Il faut cependant fortement nuancer cette affirmation, car un lien est fait entre la nature rétroactive de la disposition et l’existence d’un litige pour son éventuelle application.

Si la Cour de cassation dit – car ce n’est pas elle qui l’a jugée, mais la Cour Européenne – que le législateur ne peut adopter des dispositions rétroactives de nature à influer sur le dénouement judiciaire des litiges, ce qui implique un procès, elle ne dit pas que le législateur ne peut pas adopter valablement ces mêmes dispositions rétroactives, indépendamment « d’impérieux motifs d’intérêt général » qui seront applicables en l’absence de tout litige. En effet, ce qui est sanctionné, c’est l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice et uniquement cette ingérence, contraire à la notion (plus intuitive que raisonnée) de « procès équitable ».

Selon cette analyse, le législateur pourrait toujours adopter en matière civile des lois rétroactives, sans contrainte particulière – hormis les exigences posées par le Conseil Constitutionnel, sous le seul contrôle de ce dernier – qui s’appliqueraient à leur destinataire, pourvu que ceux-ci ne soient pas en litige au moment de l’entrée en vigueur de la loi. En revanche, ces mêmes lois ne peuvent recevoir application au contentieux, sauf lorsqu’elles satisfont aux exigences conventionnelles, c’est à dire les « impérieux motifs d’intérêt général ».

2° La loi nouvelle régit seule, en principe, l’avenir

a)    Les théories

La théorie des droits acquis (Aubry et Rau) : la loi nouvelle peut légitimement, sans avoir un effet rétroactif, atteindre les simples expectatives mais non les droits acquis antérieurement à son entrée en vigueur (définis comme les droits définitivement entrés dans le patrimoine de leur auteur), à peine d’être rétroactive. Cette théorie a été consacrée à de nombreuses reprises par la CCass. Pour les droits acquis, par ex. par ch. Réunies. 13 janv. 1932 (DP.32.18) : « si toute loi nouvelle régit, en principe, les situations établies et les rapports juridiques formés dès avant sa promulgation, il est fait échec à ce principe par la règle de non-rétroactivité des lois formulée par l’a.2 CC, lorsque l’application d’une loi nouvelle porterait atteinte à des drois acquis sous l’empire de la législation antérieure » (le congé-préavis donné par le bailleur à son locataire sous l’empire de la loi ancienne est un droit acquis au bénéfice du bailleur, que la loi nouvelle ne peut remettre en cause). Pour les simples expectatives, par ex. par Civ. 20 fev. 1917 (DP.17.81) : l’interdiction de l’action en recherche de paternité sous l’empire de la loi ancienne ne constitue pour le père naturel qu’une simple expectative, n’ayant pas eu pour effet de lui faire « acquérir pour toujours le droit de se soustraire à la constatation du lien l’unissant à son enfant… » ; la loi nouvelle autorisant l’action en recherche de paternité naturelle est donc applicable.

La théorie de l’effet immédiat de la loi nouvelle (Roubier) : les 2 propositions de l’a.2 CC sont distinctes, et non une redondance. Partant, une double distinction s’impose : d’une part, il faut distinguer les lois relatives à la constitution ou à l’extinction d’une situation juridique et les lois relatives aux effets d’une situation juridique. D’autre part, 3 solutions sont possibles : la non-rétroactivité de la loi, qui interdit à la loi nouvelle de revenir sur les situations déjà formées et sur les effets déjà produits ; l’effet immédiat de la loi (solution de principe puisque la non-rétroactivité n’est que l’application de l’effet immédiat de la loi pour Roubier), qui implique que la loi nouvelle régit les effets futurs des situations extra-contractuelles déjà constituées ; et la survie de la loi ancienne, cette dernière continuant de régir les effets futurs des situations contractuelles déjà constituées.

Cette théorie fut assez tôt consacrée par la CCass, par Civ. I 29 avr. 60 (D.60.429) : « si sans doute une loi nouvelle s’applique aussitôt aux effets à venir des situations juridiques non contractuelles en cours au moment où elle entre en vigueur, et cela même quand semblable situation est l’objet d’un litige judiciaire, en revanche elle ne saurait, sans avoir effet rétroactif, régir rétrospectivement les conditions de validité ni les effets passés d’opérations juridiques antérieurement achevées » (la validité d’une reconnaissance d’un enfant naturel ne peut donc être appréciée qu’au regard de la loi sous l’empire de laquelle elle a été accomplie).

b)    Les solutions

Mis à part le cas particulier de la question du conflit des lois dans le temps appliqué au procès en cours, aux lois de compétence et de procédure (i), force est de constater que si la théorie classique et la théorie moderne conduisent à des résultats voisins en ce qui concerne la constitution des situations juridiques –extracontractuelles ou contractuelles – (ii), et les effets des contrats conclus antérieurement à la loi nouvelle (iii), il n’en va pas de même pour les conséquences d’une situation extracontractuelle (iv).

i)    Procès en cours, loi de compétence et de procédure

La loi rétroactive s’applique au procès en cours, mais pas en cassation, puisque la décision contre laquelle le pourvoi est formé n’a pas violé la loi alors en vigueur. La loi peut même revenir sur ce qui a fait l’objet d’une décision judiciaire définitive, à la condition d’une disposition expresse en ce sens.

Les lois de compétence et de procédure s’appliquent aux instances engagées avant leur promulgation. Mais il n’y a pas véritablement rétroactivité : d’une part, la loi ne s’applique pas aux faits et aux actes, mais à l’instance elle-même et, d’autre part, elle ne régit que les actes de procédure futurs, sans portée atteinte en principe à la procédure déjà accomplie et, a fortiori, aux décisions déjà rendues sur le fond.

ii)    Constitution des situations juridiques, extracontractuelles ou contractuelles

Lorsque la loi nouvelle modifie les conditions de réalisation d’un fait ou d’un acte juridique, on s’accorde généralement sur ce que la régularité de la situation qui en résulte doit être appréciée conformément à la loi contemporaine de leur accomplissement. Que l’on raisonne en terme de constitution d’une situation juridique ou de droits acquis, la non rétroactivité s’oppose à l’application de la loi nouvelle dès lors que toutes les conditions posées par la loi ancienne ont déjà été réalisées : par exemple, si le congé-préavis échappe à l’application de la loi nouvelle, c’est parce qu’il a été régulièrement et définitivement accompli avant l’entrée en vigueur de celle-ci.

iii)    Effets des contrats conclus antérieurement à la loi nouvelle

Si la loi nouvelle s’applique, en principe, de manière immédiate aux effets futurs des situations en cours, il est traditionnellement dérogé à cette règle pour les effets des contrats conclus antérieurement à son entrée en vigueur. Ceux-ci restent régis par la loi ancienne. Il y a alors, dit-on, survie de la loi ancienne.

Posée sous le couvert de la théorie des droits acquis dès le 19ème siècle, cette solution a été ultérieurement maintenue en fonction de l’idée suivant laquelle « les effets d’un contrat sont régis par la loi en vigueur à l’époque où il a été passé ».

Les raisons de cette solution sont multiples :

–    la règle de l’effet immédiat de la loi nouvelle s’explique essentiellement par le souci d’assurer l’unité de la législation. Or, celui-ci est moins pressant en matière contractuelle : le principe de la liberté contractuelle encourage le pluralisme juridique et confère à la réalité contractuelle une physionomie extrêmement variée,

–    l’application de la loi ancienne répond à la volonté de sauvegarder la sécurité juridique ; or, les considérations propres à celle-ci sont, en matière contractuelle, particulièrement pressantes : le contrat repose sur la volonté des parties, laquelle s’est exprimée en contemplation d’un certain état du droit positif ; dès lors, soumettre le contrat à la loi nouvelle, ce serait modifier les bases sur la foi desquelles les parties ont édifié leur accord, ce serait risquer de rompre l’équilibre de celui-ci et, par là même, ruiner son fondement.

iv)    Modification des conséquences d’une situation extracontractuelle

Peu sensible dans les hypothèses précédentes, la différence entre la théorie classique et la théorie moderne est, tout au contraire, éclatante lorsque la loi nouvelle modifie les conséquences d’une situation juridique extracontractuelle (exemple : contenu de la propriété, effet du mariage, de la filiation, etc…).

Aussi bien, la jurisprudence ne l’a-t-elle jamais consacré. Même lorsqu’elle se réfère à la théorie des droits acquis, il lui arrive précisément de rappeler que « toute loi nouvelle régit, en principe, même les situations établies ou les rapports formés dès avant sa promulgation ».

Mieux, elle n’a pas hésité à qualifier la propriété de « simple expectative » afin de rendre une loi nouvelle immédiatement applicable à des droits nés antérieurement à son entrée en vigueur !

Evitant le recours à de tels artifices, la théorie de ROUBIER présente, de ce point de vue, une supériorité certaine.

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