Limite quant à la validité des contrats portant sur la preuve

Cass. com., 6 décembre 2017, n°16-19.615

Les parties peuvent aménager conventionnellement les modes de preuve portant sur des droits dont elles ont la libre disposition. Les contrats portant sur la preuve ne peuvent cependant pas établir au profit de l’une des parties une présomption irréfragable.

Ce qu’il faut retenir : Les parties peuvent aménager conventionnellement les modes de preuve portant sur des droits dont elles ont la libre disposition. Les contrats portant sur la preuve ne peuvent cependant pas établir au profit de l’une des parties une présomption irréfragable.

Pour approfondir : Une société X a conclu le 17 juin 2011 avec une société Y, ayant pour activité l’édition de logiciels, un contrat de licence et de distribution portant sur un progiciel et prévoyant une rémunération à compter du 1er mai 2011.

Par lettre du 1er mars 2012, la société X a mis fin à ce contrat en invoquant des dysfonctionnements du progiciel.

La société Y a assigné la société X afin de voir cette dernière condamnée au paiement de dommages et intérêts destiné à indemniser le préjudice qu’elle estime avoir subi du fait de la brutalité de la rupture. En retour, la société X a quant à elle sollicité des juges du fond, à titre reconventionnel, qu’ils prononcent la résolution judiciaire du contrat.

La Cour d’appel de Versailles a fait droit aux demandes de la société Y et a rejeté toutes les demandes de la société X : elle a ainsi prononcé la résolution judiciaire du contrat aux torts de la société X et l’a condamnée à verser à la société Y une certaine somme en réparation du préjudice ainsi subi.

Saisie de cette affaire, la Chambre commerciale de la Cour de cassation, dans un arrêt publié au Bulletin, a confirmé l’arrêt rendu par la Cour d’appel et a rejeté le pourvoi formé par la société X.

Dans son pourvoi, la société X soulevait de nombreux moyens factuels ; l’un d’entre eux en particulier retient l’attention.

Dans le dixième moyen invoqué à l’appui de son pourvoi, la société X a en effet indiqué que « l’article 6.1 du contrat stipulait que la procédure de recette incombait au licencié (de la société X), qui disposait d’un délai de quinze jours à compter de la livraison du progiciel pour dénoncer tout « dysfonctionnement » en remplissant une « fiche individuelle » et qu’à défaut de réserves respectant ce formalisme, le progiciel devrait être considéré comme tacitement recetté ». Ainsi, en prévoyant dans le contrat une présomption de livraison conforme du progiciel, les parties avaient en fait inséré dans leur contrat un aménagement des modalités de preuve.

Toutefois, estimant être en présence d’une présomption irréfragable, la Haute juridiction a confirmé l’arrêt d’appel en décidant que « si les contrats sur la preuve sont valables lorsqu’ils portent sur des droits dont les parties ont la libre disposition, ils ne peuvent établir au profit de l’une des parties une présomption irréfragable ; qu’ayant estimé que la société X rapportait la preuve que la société Y ne lui avait pas livré un progiciel qui pouvait fonctionner et être commercialisé, ce dont il résulte qu’elle avait renversé la présomption de recette tacite résultant de l’absence de réserve respectant le formalisme contractuellement prévu, la Cour d’appel n’avait pas à procéder à la recherche invoquée par la dixième branche ».

Cette décision inédite de la Haute juridiction apporte un éclairage intéressant sur les règles applicables aux modes de preuve applicables aux justiciables. En effet, il est établi de manière constante en droit français que les règles relatives à la preuve ne sont pas d’ordre public et peuvent donc être librement aménagées par les parties (Cass. soc., 19 juin 1947 : Gaz. Pal. 1947, 2, p. 284). « Il s’ensuit que les parties peuvent y renoncer ou, mieux encore, déterminer leur propres règles dans une convention relative à la preuve » (L. Ruet, Quelques remarques sur l’office du juge et la preuve en droit commercial : RTD com. 1991, p. 151).

Cette possibilité, qui leur était réservée par l’ancien article 1316-2 du Code civil (devenu l’article 1368 du Code civil), lequel prévoyait que « lorsque la loi n’a pas fixé d’autres principes, et à défaut de convention valable entre les parties, le juge règle les conflits de preuve littérale en déterminant par tous moyens le titre le plus vraisemblable, quel qu’en soit le support », a été rappelée à maintes reprises par la jurisprudence (Cass. civ., 17 février 1838 : S. 1839, I, p. 317. – Cass. 3ème civ., 16 novembre 1977, n°76-11.712 : Juris-Data n°1977-099393 ; JCP G 1978, IV, 20 : « la preuve contraire ne pouvait en conséquence être apportée que dans les conditions prévues aux articles 1341 et suivants du Code civil [désormais codifiés aux articles 1359 et suivants du Code civil suite à l’entrée en vigueur de la réforme du droit des obligations], dont les dispositions, quoique n’étant pas d’ordre public, s’imposaient aux juges du fonds dès lors que les parties n’y avaient pas explicitement ou tacitement renoncé »).

Toutefois, la jurisprudence est venue préciser que la liberté des parties sur l’aménagement conventionnel des modes de preuve n’est pas sans limite puisqu’elle ne peut concerner que des droits dont les parties ont la libre disposition.

Ce principe a été rappelé par la Cour de cassation dans un arrêt du 8 novembre 1999 : « Pour les droits dont les parties ont la libre disposition, ces conventions relatives à la preuve sont licites » (Cass. 1ère civ., 8 novembre 1989, n°86-16.197 : D. 1990, p. 369, Ch. Gavalda).

Au regard de ce qui précède, la position retenue par la Cour de cassation dans l’arrêt d’espèce n’est pas innovante en ce qu’elle reprend le principe posé par la jurisprudence quant à la faculté pour les parties d’aménager les règles relatives aux modes de preuve.

L’arrêt a toutefois un apport indéniable dès lors que la Haute juridiction vient, pour la première fois, poser une limite à ce principe : si les contrats portant sur la preuve sont valables lorsqu’ils portent sur des droits dont les parties ont la libre disposition, ils ne peuvent toutefois établir au profit de l’une des parties une présomption irréfragable en faveur de l’une des parties au contrat.

Au regard des termes choisis par la Cour, il serait envisageable de penser que la solution retenue par la Haute juridiction serait en fait une application par anticipation du nouvel article 1356 du Code civil, issu de l’ordonnance du 10 février 2016 entrée en vigueur le 1er octobre 2016, lequel prévoit que :

« les contrats sur la preuve sont valables lorsqu’ils portent sur des droits dont les parties ont la libre disposition. Néanmoins, ils ne peuvent […] établir au profit de l’une des parties une présomption irréfragable ». 

A noter enfin que la possibilité pour les parties de conclure un contrat sur la preuve n’était, avant sa codification par l’ordonnance de 2016, que prétorienne.

A rapprocher : Nouvel article 1356 du Code civil

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