Notion de « stabilité prévisible » de la relation commerciale établie

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SIMON François-Luc

Avocat Associé-Gérant - Docteur en droit

Cass. com., 22 nov. 2016, n° 15-15.796 ; CA Paris, 27 oct. 2016, n°15/06830 et n°15/06765

La relation commerciale, pour être établie au sens de l’article L. 442-6-I-5° du code de commerce, doit présenter un caractère « suivi, stable et habituel »… 

Ce qu’il faut retenir : La relation commerciale, pour être établie au sens de l’article L. 442-6-I-5° du code de commerce, doit présenter un caractère « suivi, stable et habituel ». Selon les arrêts commentés, le critère de la stabilité s’entend en définitive de la « stabilité prévisible », de sorte que la victime de la rupture ne peut se prévaloir de ce texte qu’à la condition d’avoir raisonnablement anticipé pour l’avenir une continuité du flux d’affaires avec le partenaire commercial, auteur de la rupture.

Pour approfondir : On le sait, l’article L 442-6-I-5° du code de commerce dispose en substance qu’engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels.

Par deux décisions (CA Paris, 27 oct. 2016, n°15/06765 ; CA Paris, 27 oct. 2016, n°15/06830), déjà remarquées (v. le commentaire de notre confrère Mario Celaya à la Revue l’Essentiel, Droit de la Distribution et de la concurrence (à paraître – Janvier 2017), la Cour d’appel de Paris apporte sa pierre à l’édifice de la construction jurisprudentielle (lente et patiente) des contours de la notion de « précarité » de la relation commerciale, propre à écarter l’application de l’article L 442-6-I-5° du code de commerce.

Pour considérer que la preuve d’une relation commerciale établie n’est pas rapportée, la Cour d’appel caractérise la « précarité » de la relation commerciale par la motivation suivante :

  • « la relation commerciale, pour être établie au sens de ces dispositions, doit présenter un caractère suivi, stable et habituel » ;
  • « le critère précité de la stabilité s’entend de la stabilité prévisible, de sorte que la victime de la rupture devait pouvoir raisonnablement anticiper pour l’avenir une certaine continuité du flux d’affaires avec son partenaire commercial » ;
  • en l’espèce, si les relations commerciales, dont l’intensité n’est pas discutée, ont certes présenté une durée significative pour s’être étendues du 4 janvier 2010 au 30 septembre 2013 (ce en quoi les caractères suivi et habituel précités étaient considérés comme vérifiés), elles ne revêtaient pas pour autant, toujours selon la Cour, « le caractère de stabilité requis, compte tenu du recours systématique à une mise en compétition avec d’autres concurrents » en début (en 2010) et en fin (en 2013) de contrat, laquelle est d’ailleurs obligatoire statutairement pour l’intimée depuis 2006, ce dont il découlait que l’appelante, informée et candidate malheureuse à l’appel d’offres final, « ne pouvait ignorer la précarité annoncée de la relation, précarité au surplus corroborée par la durée fixe déterminée du contrat originaire, fut-il tacitement reconductible deux fois, puis très limitée des prolongations intervenues par avenants (pour deux fois 4 mois, puis 1 mois) ».

Adoptant les motifs des premiers juges, la Cour d’appel en conclut que « le recours à la mise en compétition avec des concurrents, avant chaque nouveau contrat, privait les relations commerciales de toute permanence garantie et les plaçait dans une perspective de précarité certaine qui ne permettait pas [à la société fournisseur] de considérer qu’elles avaient une pérennité ».

L’expression « stabilité prévisible », qui constitue l’épicentre de la motivation adoptée par la Cour d’appel de Paris dans ces deux décisions, est nouvelle. Que faut-il entendre exactement par « stabilité prévisible » ? Cette formule (« le critère précité de la stabilité s’entend de la stabilité prévisible, de sorte que la victime de la rupture devait pouvoir raisonnablement anticiper pour l’avenir une certaine continuité du flux d’affaires avec son partenaire commercial »), particulièrement riche de sens, inspire trois séries de remarques.

En premier lieu, la notion de « stabilité prévisible » est inédite. En effet, si les termes « stable » ou « stabilité » sont d’usage fréquent en jurisprudence, l’expression « stabilité prévisible » est à notre connaissance totalement inédite ; la consultation des bases de données usuelles ne permet pas en effet de trouver, en jurisprudence, la moindre trace de cette expression, rapportée à la problématique de l’application de l’article L. 442-6-I-5° du code de commerce.

On pourrait certes voir dans cette observation le signe d’une forme de coquetterie juridique …, mais accordons le crédit à la Cour d’appel de Paris de n’avoir pas utilisé cette sémantique tout à fait par hasard ; l’emploi de l’expression est même volontaire, si l’on relève que la Cour indique expressément : « le critère précité de la stabilité s’entend de la stabilité prévisible ». Quand on sait que l’existence d’une relation commerciale, pour être établie au sens du texte en cause, doit présenter les trois caractères « suivi », « stable » et « habituel », la formule « stabilité prévisible » semble tout d’abord destinée à bien distinguer le caractère « stable » des deux autres caractères, dont la réunion est exigée pour l’application du texte, ainsi que la Cour d’appel de Paris le souligne d’ailleurs dans les deux arrêts commentés. Dans ces deux affaires, la Cour d’appel de Paris retient au demeurant que seul le caractère « stable » faisait défaut. Cette distinction n’est pas neutre, loin de là, quand on sait que la jurisprudence a pu, par le passé, confondre les caractères « suivi » et « habituel » avec le caractère « stable » (v. par ex., CA Nancy, 1er oct. 2008, n°06/02023 : considérant que « les parties ont donc entretenu des relations commerciales pendant vingt ans, ce qui correspond au critère de stabilité exigé par l’article énoncé ci-dessus ».).

En deuxième lieu, la notion de « stabilité prévisible » s’apprécie dans la personne de la victime de la rupture de la relation commerciale, et non dans celle de son auteur. C’est une évidence. C’est ce qu’indique clairement la Cour d’appel de Paris lorsqu’elle précise successivement que « la victime de la rupture devait pouvoir (…) anticiper pour l’avenir une certaine continuité du flux d’affaires avec son partenaire commercial », puis qu’en l’espèce le recours à la mise en compétition avec des concurrents plaçait les relations commerciales dans une perspective de précarité certaine « qui ne permettait pas [à la société fournisseur] de considérer qu’elles avaient une pérennité ». Selon la Cour d’appel, c’est donc du seul point de vue de la victime qu’il convient de se placer ; autrement dit, la question est de savoir si la victime pouvait (ou non) prévoir le caractère stable de la relation commerciale.

En troisième lieu, la notion de « stabilité prévisible », qui s’apprécie dans la personne de la victime de la rupture de la relation commerciale ainsi que l’on vient de le voir, ne s’apprécie pas au regard de ce que cette victime a pu effectivement considérer, encore moins ce qu’elle dit avoir considéré, mais bien ce qu’elle « aurait dû » considérer, au regard des circonstances spécifiques de la cause.

C’est ce qu’indique la Cour d’appel de Paris lorsqu’elle précise à dessein que la victime de la rupture devait pouvoir « raisonnablement » anticiper pour l’avenir une certaine continuité du flux d’affaires avec son partenaire commercial.

L’adverbe « raisonnablement » auquel la jurisprudence de la Cour de cassation se réfère depuis plusieurs années – implicitement (Cass. com., 5 mai 2009, n° 08-11.916 ; Contrats, conc. consom. 2009, comm. 191 ; v. aussi, L.-M. Augagneur, L’anticipation raisonnable de la rupture des relations commerciales. À propos d’un non-revirement de la Cour de cassation, JCP, E, n° 42, 15 Octobre 2009, p. 1969), puis expressément (v. plus récemment : Cass. com., 22 nov. 2016, n° 15-15.796 : retenant « qu’en l’état de ces constatations et appréciations, faisant ressortir que la relation commerciale entre les parties ne revêtait pas, avant la rupture, un caractère suivi, stable et habituel, de nature à autoriser la partie victime de l’interruption à anticiper raisonnablement, pour l’avenir, une certaine continuité de flux d’affaires avec son partenaire commercial, la cour d’appel a légalement justifié sa décision » (nous soulignons)) – signifie que le juge doit déterminer ce que la victime de la rupture « aurait du » considérer.

La jurisprudence rendue en présence d’appel d’offres (v. encore récemment, sur ce point, CA Paris, 20 oct. 2016, n°15/02996 : considérant qu’il « est constant que l’instauration d’une procédure régulière d’appels d’offres peut précariser une relation commerciale, même ancienne ») permet d’explorer davantage cette idée ; la pratique, qui rend parfois les choses plus subtiles, conduit en effet à distinguer selon que la victime de la rupture de la relation commerciale a clairement eu conscience (ou non) de la mise en concurrence.

Lorsque la victime de la rupture de la relation commerciale a participé, en toute connaissance de cause, à un appel d’offres, elle ne peut par définition ignorer la précarité de sa relation commerciale ; la mise en concurrence génère une incertitude quant à la continuité de sa relation commerciale. C’est exactement la situation dans laquelle se trouvaient les parties au cas d’espèce : la Cour d’appel souligne en effet que le caractère de stabilité faisait défaut, compte tenu du recours systématique à une mise en compétition avec d’autres concurrents, organisée par voie d’appel d’offres, début 2010 et fin 2013 ; ce faisant, le fournisseur ne pouvait raisonnablement pas ignorer en l’espèce, selon la Cour d’appel, la précarité de sa relation de travail. Dans ce cas, l’application de la règle est simple.

Lorsqu’en revanche la victime de la rupture de la relation commerciale a participé à une mise en concurrence, sans qu’elle ait été expressément portée à sa connaissance, la mise en œuvre de la règle est plus complexe, du moins pour l’auteur de la rupture.

La preuve de la connaissance par la victime de cette mise en concurrence se trouve alors renversée (CA Rennes, 10 nov. 2009, n°08/07541 : considérant que « Certes, la société D… devait raisonnablement supposer que la société L… entendait trouver le partenaire lui proposant les meilleurs tarifs avec les meilleurs délais, mais, contrairement à ce que soutient la société L…, rien ne permet de dire, au regard des pièces versées aux débats, qu’un appel d’offres avait été fait pour mettre diverses sociétés transitaires en concurrence et que la société D… en était informée »). Il appartient alors à l’auteur de la rupture de prouver, au regard des circonstances de la cause, que la victime aurait raisonnablement du savoir qu’elle était mise en concurrence.

Cette preuve peut être rapportée par tous moyens.

A rapprocher : CA Rennes, 10 nov. 2009, n°08/07541 ; v. aussi, le commentaire de notre confrère Mario Celaya à la Revue l’Essentiel, Droit de la Distribution et de la concurrence (à paraître – Janvier 2017)

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